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           Au sujet de l'article du Monde diplomatique, juillet 2006, "Vive la gratuité !".

          L'article de Jean-Louis Sagot-Duvauroux (disponible sur le site du Monde diplomatique), après avoir très justement nettoyé le mot "gratuité" des abus du langage publicitaire, débiles mais puissants sur les esprits, ouvre le débat proprement politique de la place à accorder à la gratuité dans notre société. Sa thèse centrale est que "la gratuité est indispensable à l'exercice de droits essentiels pour l'épanouissement individuel comme pour la vie collective."
          Malheureusement, son analyse est basée sur un certain nombre d'a-prioris politiques, idéologiques et économiques, ce qui l'amène à formuler des propositions qui relèvent de l'utopie, d'une utopie au visage avenant, familier, bien connue hélas : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !", on l'a déjà entendu, on sait comment cela s'est terminé à chaque fois.

          L'arrière-plan idéologique de l'article contient une opposition frontale entre un domaine marchand, dont il faudrait se libérer, et un domaine non-marchand, lieu de liberté. Or l'économie, la micro-économie en l'occurrence, science descriptive (parmi d'autres) des comportements individuels, ne se limite pas à des évaluations purement monétaires, mais dépasse le manichéisme marchand/non marchand grâce au concept plus général d'utilité. Constamment, en temps qu'agents économiques, nous optimisons notre fonction d'utilité, c'est-à-dire, avec des mots qui ne devraient donner d'urticaire à personne, que nous faisons des choix et que nous les faisons en tâchant d'améliorer notre vie dans toutes ses dimensions, tant matérielle, qu'intellectuelle ou morale : nous nous arrêtons devant ce paysage plus longtemps en sachant que nous aurons moins de temps pour prendre une bière à l'arrivée, nous passons du temps avec tel ou tel proche plutôt que de nous livrer à d'autres activités, etc... Bien sûr, souvent l'argent joue un rôle : nous choisissons tel restaurant plus cher que tel autre avec l'espoir d'une satisfaction gastronomique supérieure, nous donnons 10 € (mais pas 11 € ...) pour le cadeau de départ d'un collègue, etc...
           Très souvent le temps et l'argent s'échangent: je prends l'autoroute payante plutôt que les petites routes gratuites, je paie une femme de ménage parce que je préfère consacrer le temps du repassage à d'autres activités. L'optimisation temps/argent est aussi présente dans des choix de long terme, par exemple avec le travail à mi-temps. Et les "qualités" de temps n'ont évidemment pas le même "prix" : vaut-il plus dégager une heure d'un bouchon sur une nationale ou une heure de repassage en écoutant de la musique ? Chacun sa réponse, bien sûr ! Reconnaître et accepter cette liberté intrinsèque de l'individu de faire des choix, la reconnaître dans toutes ses dimensions, monétaire comme morale, c'est ce qui permet d'échapper au pseudo-paradoxe bien-pensant, hypocrite dans sa contradiction : "Celui ou celle qui donne de son temps éprouve qu'il est sans prix, sans oublier pour autant ce qu'il vaut d'argent sur le marché du travail."

           L'homo politicus sur lequel raisonne Jean-Louis Sagot-Duvauroux a, quant à lui, refusé une fois pour toutes la liberté d'un certain nombre de choix : quand il travaille, il ne saurait s'épanouir "dans la subordination salariale". Si cela lui arrivait, ce serait "par coïncidence" : en somme, il aurait gagné au loto du boulot. Cette conception abstraite méconnaît l'expérience de millions de personnes actives, qui cherchent un équilibre entre l'intérêt intrinsèque, les contraintes, la sécurité et la rémunération d'un emploi. Bien sûr, un ouvrier sur sa chaîne de montage ne s'épanouit pas beaucoup et sa liberté de choix est beaucoup plus restreinte que celle d'un diplômé, mais c'est un modèle de moins en moins représentatif de la population active. défend l'idée que l'extension pour chacun de la palette de choix doit être un objectif fondamental de la législation sociale : aménagement du temps de travail, accès à la formation professionnelle, etc...

           Paradoxalement, un excellent exemple d'optimisation (excellent du seul point de vue scientifique) est fourni par ceux qui abusent du système d'indemnisation du chômage, préférant vivoter d'allocations plutôt que de se fatiguer sur un chantier ou dans un bureau. Les efforts qu'il faudrait fournir et le temps libre perdu ne compensent pas le gain financier et la moindre précarité que leur procurerait le travail (... ni le "coût moral" de l'abus, faible chez les simples tricheurs, carrément nul chez les cyniques !).
           L'optimisation de la fonction d'utilité serait-elle alors forcément immorale ? A cette question philosophique, il n'est pas nécessaire de répondre ici. Par contre, d'un point de vue politique, il est nécessaire de faire l'hypothèse que cette optimisation, dans le domaine public, est devenue amorale : la morale publique s'effondre, et le citoyen lambda régresse vers un homo œconomicus plus primaire et plus égoïste, qui survalorise son argent au détriment de l'utilité sociale : civilité dans l'espace public, respect des règles et des lois, etc... D'où, dans notre exemple, la création de la prime pour l'emploi, censée déplacer le point d'égal intérêt entre l'oisiveté et le travail, au moyen d'une incitation purement financière. De même, les slogans du type "La Sécu c'est bien, en abuser ça craint" ne convainquant guère que ceux qui en sont déjà convaincus, une part non-remboursable d'1 € sur les consultations a-t-elle été instaurée. Le bâton financier sanctionne l'échec d'une carotte morale.
          Cette amoralité croissante des choix dans le domaine public signe l'affaiblissement du lien social ; c'est tout à la fois un symptôme et une cause de la crise française actuelle. Car le plébiscite quotidien que constitue la vie d'une nation suppose nécessairement le sacrifice par chacun d'une certaine "quantité d'utilité" au profit des éléments constitutifs de la société : État, morale publique, espace public, etc... Cette "quantité d'utilité" ne recouvre pas que les impôts, composante strictement financière, c'est également l'acceptation de règles de vie commune et en particulier l'acceptation de la lettre et de l'esprit des mécanismes de protection sociale. Les composantes marchandes et non-marchandes ne peuvent être appréhendées séparément : C'est parce que je souhaite bénéficier, avec tous les citoyens, de transports en commun que, d'une part, je paie mon billet (et des impôts) et que, d'autre part, je respecte les moyens mis en place par la collectivité et que je m'abstiens de les dégrader.

           Ce constat d'appauvrissement de l'espace public semble partagé par Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Mais où voit-il que "là où se sont constituées de grandes gratuités qui solidarisent, ça résiste [à l'obnubilation marchande] mieux qu'ailleurs." ? L'Éduc' Nat' s'effondre, sans même être véritablement attaquée par le domaine marchand. Elle s'auto-dissout : les 85% de réussite au baccalauréat 2006, après deux mois de grèves dans les lycées, sont un coup dur, peut-être fatal, pour ce diplôme, qui était un véritable bien commun et qui ne représente aujourd'hui presque plus rien.

          A l'exemple du bac, cet appauvrissement de l'espace public se traduit par la dévalorisation des biens communs : il suffit de constater l'état général des transports en commun pour s'en convaincre. Ceux qui dégradent systématiquement les matériels ne leur reconnaissent évidemment aucune valeur morale ou sociale, et se fichent comme d'une guigne des coûts financiers. Comparer deux tours jumelles, l'une sous régime HLM, l'autre en pleine propriété, comme on en trouve dans certaines cités, est édifiant : les soins et le respect portés par les propriétaires à "leur" tour s'opposent à l'abandon et au refus d'attention qui caractérisent la tour subventionnée par la collectivité. Bien sûr, le véritable échec de l'Éduc' Nat', il est là, dans cette dégradation de la morale publique qui conduit au raisonnement qui fait fi du contrat politique établissant les HLMs : pourquoi les HLMistes consacreraient-ils de l'utilité à l'entretien, alors que ces logements ne leur appartiennent pas ? De même l'opinion percole-t-elle dans la société selon laquelle resquiller dans les transports en commun n'est pas voler, puisqu'on ne vole personne en particulier. Mais qui paie, sinon le voisin avec la tévéa, les 400% de taxe sur l'essence et les désagréments liés à un environnement dégradé ?

          Dans notre société, "gratuit" est de plus en plus considéré comme synonyme de "libre de contrainte". Peut-être pas pour l'homo politicus de Jean-Louis Sagot-Duvauroux, mais en tout cas pour l'homo œconomicus qui modélise mieux l'individu français contemporain, trompé par le matraquage publicitaire et la démagogie permissive de la classe politique. Alors on ne peut que frêmir à l'idée de transports en commun totalement gratuits et applaudir M. Renaud Donnedieu de Vabres lorsqu'il déclare : "J'ai en face de moi un ennemi redoutable, le rêve de la gratuité." Maintenir la valeur et l'utilité des biens publics ne pourra se faire en niant ou en occultant systématiquement les composantes monétaires de cette valeur, son coût, à partager entre citoyens. L'engagement des élites, politiques et économiques, qui, pendant les "années fric" de l'ère Mitterrand et avec les "affaires" des derniers temps, ont porté les principaux coups à la morale publique, est indispensable. Malheureusement, rien n'incite à l'optimisme pour l'instant...


           *** Article publié le 1er janvier 1970 ***

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