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      Le grand méchant actionnaire sert-il à quelque chose ?


           Au sujet de l'article du Monde diplomatique, février 2007, "Enfin une mesure contre la démesure de la finance, le SLAM !".

           Frédéric Lordon n'aime pas les actionnaires, il en cauchemarde ! Puis il prend ses cauchemards pour la réalité : des sangsues assoiffées, qui demandent un tribut toujours plus gras à la société, l'asservissent, la déstructurent sans que rien ne semble en mesure d'opposer freins et contrepoids à leur tentation hégémonique. Et d'en appeler à la vertu égalisatrice de la guillotine (fiscale, heureusement), de sinistre mémoire.

           Mais revenons à la réalité : Frédéric Lordon (dont l'article est disponible sur le site du Monde diplomatique) a parfaitement raison de se gausser des tics de la "communication avec les investisseurs" mise en place par les grands groupes, qui place l'Actionnaire sur un piedestal et répète la mantra de la "valeur pour l'actionnaire" jusqu'à l'épuisement du sens. Malheureusement, il tombe dans pratiquement tous les pièges de ce discours. En premier lieu, il fait à son tour de l'Actionnaire une sorte de Docteur Mabuse, dont les ordres sont transmis par "les marchés" sans que jamais n'apparaisse son visage. Il est pourtant utile de s'interroger sur les réalités de cette catégorie : en majeure partie, des gestionnaires très prudents, comme les fonds de pension, dont l'aversion pour le risque croît avec la taille.
           De même Frédéric Lordon reprend-il les chiffres lancés par le microcosme financier, pour mieux l'accuser, mais sans se donner la peine d'y regarder de plus près. Les fameux 15% de retour sur investissement, sorte de cocaïne à laquelle se dopent les analystes financiers qui tournent en boucle sur Bloomberg, sont pris pour argent comptant. Or l'analyse des résultats d'un grand groupe, tel que Total par exemple, est assez instructive sur la valeur de ce genre de slogan. Total versera 1,87 € de dividende cette année, tandis que le cours de l'action se maintient aux alentours de 50 €. Pour ce champion du profit, détesté et conspué pour cette raison même, le taux de retour effectif par action s'établit donc un peu en-dessous de 3,8% ! Et, parole de boursicoteur, c'est exceptionnel ! De plus, sur un an, le cours de l'action a fluctué entre 46 et 57 €. Il n'y a donc aucune plus-value massive qui permettrait au "retour total à l'actionnaire" d'approcher les fameux 15%.

           Un des panneaux de la com' financière consiste à inclure les rachats d'actions dans ce taux de retour total à l'actionnaire. C'est de la malhonnêteté intellectuelle pure, dès lors que la plus-value réalisable sur le cours de l'action est déjà comptabilisée dans ce même taux. En effet, pour l'actionnaire qui engrange sa plus-value, que l'action soit rachetée par l'entreprise elle-même ou par un autre investisseur, peu importe, la plus-value est la même. Et du point de vue de la comptabilité des sociétés, on ne saurait assimiler cette opération à une distribution de bénéfices, sans contrepartie pour l'entreprise, puisqu'elle réduit les fonds propres de manière concomitante : il s'agit de l'allocation de fonds disponibles au remboursement (partiel) de la créance que constituent les fonds propres. Que ce remboursement ne soit pas exigible immédiatement par les créanciers (actionnaires) et soit à la discrétion de l'entreprise ne change rien à cette analyse, mais appelle une explication sur les motivations des entreprises. (Soit dit en passant, même en incluant les 5 G€ d'actions que Total prévoit de racheter, soit environ 15% du cash-flow total et 50% du cash-flow net disponible, on obtient un retour par action inférieur à 8%, encore une fois loin des 15, 20, voire 40% que cite l'article. )

           C'est un fait, certaines entreprises rachètent leurs actions, c'est-à-dire rendent des capitaux, plutôt que d'investir ou de distribuer cet argent aux salariés, voire aux actionnaires qui se reprendraient volontiers une louchée de dividende. Il y a plusieurs raisons à cela. La première, c'est que pour investir, il faut disposer de projets d'investissement dont la contribution attendue au ratio dividende/action soit au moins égale à ce que réalise ou prévoit de réaliser l'entreprise. La main invisible fait son travail: les capitaux dont la rentabilité risque de ne pas être à la hauteur sont rendus aux investisseurs, ce qui permet de sauvegarder le précieux ratio (et même de l'améliorer un petit peu en concentrant les fonds propres à rémunérer). Accessoirement, cela permet de soutenir le cours de l'action...
          C'est l'essence même du capitalisme que de revoir en permanance les allocations de ressources en faveur de ce qui rapporte. C'est ce qui fait son efficacité en temps qu'organisateur de la création des richesses, de toutes les richesses s'entend, pas seulement de la "valeur pour l'actionnaire", quoi qu'on pense de leur répartition.

           Une deuxième raison fait intervenir une notion totalement absente des analyses de F. Lordon: celle de cycle économique. Les entreprises du CAC40 sont aujourd'hui en pleine forme financière, même si la situation de l'économie française n'est pas franchement brillante, car l'économie mondiale vit une phase de croissance exceptionnelle : Chine, Inde, Russie, États-Unis, Japon, etc... Mais il n'en a pas toujours été et il n'en sera pas toujours de même: des années plus maigres suivront inéluctablement. (C'est à cette aune qu'il faut apprécier l'auto-satisfaction de M. de Villepin devant la baisse, fort modeste, du chômage : la triste vérité, c'est que les blocages de la société française empêchent notre économie de participer pleinement à cette phase de croissance. C'est d'autant plus frustrant, décevant et inquiétant que notre économie est proportionnellement l'une des plus exportatrices : moins que celle de l'Allemagne certes (dont l'excédent commercial explose, symétriquement à notre déficit), mais nettement plus que celles des États-Unis ou du Japon. Que vienne une autre phase du cycle, moins favorable, et le chômage retrouvera son niveau d'avant, inéluctablement, puisqu'aucune réforme structurelle du marché du travail n'aura été lancée.)
           Si Total déclarait vouloir verser sous forme de dividende l'argent qu'il consacrera cette année au rachat d'actions, son cours doublerait quasi-instantanément pour aligner le ratio dividende/action sur ce que sert en moyenne la Bourse de Paris (du moins en théorie, la réalité étant moins logique et encore plus erratique). Et puis chuterait peut-être d'un tiers ou d'un quart sur un exercice un peu moins brillant. De tels mouvements de yoyo, qu'on observe de temps à autre, difficiles à interprêter, ne reflètent pas les évolutions de l'entreprise en tant que machine productive. Or c'est bien ce qu'on attend du cours de l'action. Le capitalisme financier se tempère donc de lui-même, dans l'intérêt de ses prudents acteurs. La mise en place d'une politique visant à servir un ratio dividende/action pas trop volatil d'une année sur l'autre lisse le cours des actions et les dividendes, ce qui permet aux investisseurs de gérer leurs risques de manière plus sereine, en mettant l'accent sur des données plus objectives (telles que les réserves, dans le cas des compagnies pétrolières) et aux entreprises de stabiliser leur actionnariat. On a trop reproché à la Bourse d'être déconnectée de l'économie réelle pour ne pas reconnaître que les tentatives de mise en phase, à long terme, du cours de l'action et des capacités productives de l'entreprise, sont une bonne chose, au moins en principe.

           Alors pourquoi ne pas distribuer tout ou partie de ces bénéfices aux salariés plutôt que de racheter des actions ? estime que ce serait effectivement un juste retour d'une partie de la richesse vers ceux qui ont contribué, avec les apporteurs de capitaux, à la créer. Après tout, du point de vue d'une entreprise, racheter ses actions à des investisseurs pour qu'ils investissent ailleurs ou distribuer du pouvoir d'achat, peu importe ! Le principal obstacle provient de la fixation sur le salariat qui atteint de larges fractions de la société française, et notamment les ouvriers et les employés. Les entreprises commencent à distribuer des primes les bonnes années, mais s'exposent dès lors aux revendications lors des années maigres. L'employé français n'est pas encore prêt à accepter que sa rémunération soit composée d'un "fixe" et d'une part variable selon les exercices. Selon les années, les secteurs et les sociétés, tel et tel, égaux à un instant donné, se retrouveraient séparés par de larges différences de salaire. Inacceptable pour l'égalitarisme français ! Inacceptable tant que la mobilité d'une entreprise à l'autre est vécue comme un calvaire, ou une punition !
           On remarquera que les formules d'intéressement ou de participation, pour ne rien dire des versements d'actions aux salariés, n'attirent pas beaucoup... si ce n'est de la méfiance ! Tout cela continue à sentir le souffre pour le monde syndical, mais également pour la gauche et même une partie de la droite. Voilà bien des idées totalement absentes de l'actuelle campagne présidentielle: augmenter les salaires, oui, bien sûr ; associer les salariés aux résultats de l'entreprise, gare, ça sent le piège !

           Un impôt tel que celui proposé par F. Lordon, en contradiction complète avec la logique d'incitation à l'effort du capitalisme, présenterait des effets pervers (qu'on pourrait certes atténuer en instaurant une progressivité de la ponction plutôt que la "guillotine fiscale" proposée, quitte à ce que le discours perde un peu de sa puissance démagogique), sans probablement rapporter beaucoup. Toutes les stratégies de portefeuille sont basées sur des espérances de retour en "cloche de Gauss" autour d'un taux moyen: les bonnes affaires compensent les moins bonnes. Supprimons les meilleures et les plus risquées disparaîtront elles aussi des portefeuilles.

           Plutot que de vouloir créer un nouvel impôt qui fleure bon l'économie administrée et qui s'inscrit dans une hypothétique rupture avec la logique capitaliste, il paraît préférable à de tenter de développer des outils de transfert vers les salariés qui ne soient pas en contradiction avec les mécanismes financiers et boursiers : les entreprises qui rachètent leurs actions pourraient par exemple être tenues de verser une fraction de ces fonds sous forme de primes exceptionnelles à leur personnel. Pour cela, il faudrait admettre la pertinence et la légitimité de l'analyse financière . Celle-ci n'est ni bonne ni mauvaise dans l'absolu, ni de droite ni de gauche. Elle est neutre comme la science économique en général et se contente de fournir des descriptions et des explications. Pour que le politique continue à primer sur l'économique, encore faut-il comprendre ce domaine. Lointaine perspective pour la classe politico-syndicalo-intellectuelle française, engoncée depuis trop longtemps dans sa schizophrénie économique : tandis que nous vivons sous un régime de "capitalisme tempéré", cette classe refuse d'en comprendre et d'en pénétrer la logique, sans d'ailleurs pour autant chercher à changer véritablement cet état de fait, autrement qu'en diatribes électorales.

           *** Article publié le 13 mars 2007 ***

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