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      Les concepts géopolitiques ne se décrètent pas.


           Au sujet de l'article du Monde diplomatique, août 2007, "Qui contrôle les concepts ?"

           L'article d'Armand Mattelart s'inscrit dans une longue tradition de suspicion quasi-paranoïaque à l'égard des États-Unis, des capitalistes et des puissants de ce monde en général, tradition qui, à force de leur attribuer toutes les turpitudes de cette vallée de larmes, a fini par s'auto-convaincre de leur puissance surnaturelle.
           Mais il ne suffit pas qu'un vice-président américain inspiré déclare que nous nous dirigeons vers "un nouvel ordre mondial de l'information" pour que ce soit le cas, encore moins pour que les États-Unis en tirent les ficelles comme par enchantement. Un sommet du G7 peut bien entériner la notion de "société globale de l'information", cette proclamation n'a eu par elle-même aucune répercussion concrète dans le domaine géopolitique, ni dans aucun autre.

           L'arrogance intellectuelle est une arme naturelle des États-Unis, qu'ils manient sans même en avoir l'air, tant elle correspond à ce mélange de naïveté et de certitude qui est l'essence même du caractère américain. Elle consiste à faire passer des mots d'ordre pour des concepts, c'est-à-dire ses désirs pour des réalités. Mais regardons simplement la réalité qui correspond au pseudo-concept de "Nouveau Proche-Orient" annoncé avec force tambours et trompettes par l'Administration Bush...
           Tandis qu'un système de concepts est une construction intellectuelle prenant en charge une fraction de la réalité selon un certain point de vue, le mot d'ordre (ou "paradigme dominant" dans le langage de M. Mattelart) est, lui, le produit d'une volonté. Il n'a pas de lien nécessaire avec la réalité : au contraire il pointe vers un futur nécessairement différent du présent. Pour répondre à la question titre de l'article, personne en particulier ne contrôle les concepts. Les concepts sont proposés, construits, suscitent et recueillent l'adhésion, puis évoluent, meurent enfin en suivant l'évolution du monde. Le concept recueillera une adhésion proportionnelle à sa pertinence, c'est-à-dire à sa capacité à décrire, à décrypter, à livrer les clés d'une action sur le monde. À cette aune, la "société globale de l'information" de M. Al Gore n'est qu'une coquille vide, un mot d'ordre parmi d'autres, un paradigme dominant qui ne domine pas grand chose.
           Il semble malheureusement que M. Mattelart soit tombé dans le panneau et, hypnotisé, prenne les vessies qu'agitent les huiles de Washington pour des lanternes. On attendait un peu plus de sens critique...

           La capacité mystificatrice d'une telle "arme de communication" est évidemment fonction de l'appareil médiatique qui en assure la diffusion. De ce point de vue, les dirigeants américains disposent d'une puissance de feu impressionnante : des médias de M. Murdoch à CNN et à tous les suiveurs sans grande coloration idéologique, qui, pour remplir leurs colonnes ou leur temps d'antenne entre deux plages de publicité, reprennent sans conviction (et sans analyse critique bien sûr) les déclarations d'Al Gore et des autres. Mais rappelons-nous qu'il suffit d'éteindre la télévision pour échapper au matraquage.

          La "société globale de l'information" remise à sa place, quelles sont les évolutions dans le champ de la communication qui changent aujourd'hui la donne géopolitique ? C'est une lapalissade, mais Internet a multiplié les possibilités d'échange entre tous les acteurs, des plus petits, les individus eux-mêmes, aux plus gros, les états, en passant par toutes sortes d'organisations, d'entités plus ou moins officielles, de courants de pensée. Sans nier les dangers que fait peser le mercantilisme sur la richesse d'Internet (voir à ce sujet l'article "Web 2.0", ou le triomphe du mercantilisme sournois.), ni les restrictions qu'imposent certains états comme la Chine, il est évident qu'il multiplie la diversité des points de vue auxquels ont accès les citoyens du monde. Les flux de communication "horizontaux", c'est-à-dire entre acteurs sociaux, se sont multipliés dans un contexte de grande liberté. Malgré toutes ses imperfections et le fouillis qui y règne, c'est aujourd'hui la meilleure arme contre le marteau-pilon de la pensée unique, contre les propagandes des puissants de ce monde : états, lobbys économiques et industriels, etc... De plus, Internet démultiplie la capacité d'interpellation des ONG et des communautés, en leur permettant de mieux faire "remonter" les informations de terrain et en leur fournissant une caisse de résonance.
          En outre, la chute des coûts de mise en place et d'entretien d'un outil de communication sur la Toile a permis une véritable explosion linguistique: toutes les langues écrites, même celles de micro-communautés, ont leur place : à titre d'exemple, Wikipedia compte des articles dans 252 langues, 70 d'entre elles présentant plus de 10 000 articles chacune. Même Google permet des recherches dans une quarantaine de langues. Paradoxalement peut-être, Internet à donné un coup d'arrêt à la progression de l'anglais comme lingua franca mondiale.

           Par ailleurs, pour des raisons techniques, politiques, économiques surtout, les possibilité de contrôle et de censure par les états sont assez restreintes. Techniquement, il suffit d'un téléphone satellitaire et d'un ordinateur portable pour avoir accès à l'ensemble de la Toile, qu'on se trouve au milieu de la Sibérie, au Tibet ou à Téhéran. Un état ou une organisation ne peut évidemment rien contre un serveur installé à l'autre bout de la planète. Politiquement, plus la censure recule, plus elle est insupportable. Les manœuvres des dirigeants chinois pour imposer une autocensure à Google et aux autres ne sont que des palliatifs qui ne feront pas long feu. Si Google, première régie publicitaire mondiale, est vulnérable, ce n'est pas le cas des sites d'opinions ou d'ONG. Économiquement, Internet est devenu un des rouages essentiels de la machine économique mondiale. Comment restreindre les réseaux sans compromettre les gains de productivité engrangés grâce à la Toile ? Le refus par les américains de partager le contrôle d'Internet (via l'Icann) relève de la péripétie :  on imagine mal le Département du Commerce effacer du jour au lendemain le domaine ".fr" sans fracasser ipso facto Internet en plusieurs systèmes régionaux plus ou moins cloisonnés.

           Nous ne voyons sans doute pour l'instant que les premiers effets géopolitiques de la révolution Internet, mais sa contribution à la construction de l'hégémonie mondiale, à laquelle aspirent les États-Unis, semble franchement négative ! Armand Mattelart a raison de souligner que nous assistons depuis quelques années à un "réchauffement" de la lutte pour l'accès aux ressources énergétiques et à la relégation au second plan, au sein du monde anglo-saxon, des doctrines de puissance basées sur le "soft power" : l'aveu, en quelque sorte, d'un échec à s'imposer par les réseaux. A défaut de résoudre les conflits sociaux ou politiques, Internet offre une résistance à toute tentative d'hégémonie intellectuelle. Ce n'est pas un hasard si tous les régimes répressifs (Chine, Iran,...), quelle que soit leur couleur politique, sont sur la défensive à son égard.
           Internet est également un outil indispensable à la riposte aux tentatives de dominations commerciales : l'insupportable monopole de Microsoft est aujourd'hui battu en brèche par les produits "open source" dont le développement n'aurait pas été possible sans le support de la Toile. Le danger que représente Google, par sa position hyper-dominante et sa logique commerciale, est aujourd'hui bien identifié, même si au-delà de la méfiance nécessaire à l'égard du "système Google", les outils alternatifs qui permettront de le dépasser restent à développer.

           Internet est devenu un auxiliaire de la liberté d'expression, un garant de la diversité intellectuelle, il donne accès et permet la participation: pour autant on ne voit pas en quoi il permettrait l'émergence d'un nouveau "droit à la communication" qui se distinguerait de la conjonction droit à l'information + liberté d'expression. Car sans empiéter sur la liberté d'autrui, on imagine mal un "droit à l'audience" ! Encore un pseudo-concept vide...
          

           *** Article publié le 11 août 2007 ***

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